Coach Magazine au défi des Templiers – Coach Magazine France

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© D.R

L’enjeu était clair : je devais être finisher de l’Intégrale des Causses, 62 km et 2900 de dénivelé positif, pour marquer les 4 points UTMB manquants pour m’aligner sur la CCC, une des courses majeures de l’Ultra Trail du Mont-Blanc, à Chamonix, en 2019. Quitte à ramper sur les genoux pour rallier l’arrivée…

Par Patrick Guérinet, rédacteur en chef de Coach Magazine

Coach Magazine au Grand Trail des Templiers 2018

Etre finisher ou mourir

A propos de ramper, nous n’en sommes pas si loin, mon coéquipier Thierry et moi-même. Une douleur persistante au tendon d’Achille pour lui, un début de pubalgie pour moi, en ce mois d’octobre, nos entraînements, forcément allégés, ressemblent plus à des sorties de club du troisième âge option déambulateur qu’à une préparation pour un trail moyenne distance aussi exigeant que l’Intégrale de Causses. Dans l’absolu, Thierry s’en fout : en ayant été finisher du Dolomiti Extreme Trail en juin et de la 6000D à La Plagne en juillet, il a cumulé les 8 points en 2 courses nécessaires pour pouvoir s’aligner l’an prochain sur la CCC, Courmayeur-Champex-Chamonix, l’une des épreuves phares de l’UTMB, 100 kilomètres et des poussières pour 6000 de dénivelé positif.

Mais de mon côté, j’ai le couteau sous la gorge. Mon abandon sur la 6000D m’oblige à terminer cette Intégrale, ou à ravaler mon ambition majeure en 2019 : passer la barre des 100 km sur un trail et pénétrer dans le monde de l’ « ultra »… Une échographie chez un médecin du sport début octobre m’a tout de même rassuré : mes muscles et tendons sont en bon état, et mes douleurs aux adducteurs et ischios sont plus dues à un manque de souplesse et de mobilité du bassin qu’à une inflammation, comme je le craignais. Etirez-vous, qu’ils disaient… Quelques séances de kiné m’indiquent la marche à suivre, mais j’ai le feu vert pour aller courir à Millau ce 19 octobre. The show must go on…

© D.R – Patrick Guérinet et Thierry Grollier au départ de l’Intégrale de Causses. Tant qu’on ne court pas, on peut rigoler !

Dans la nuit noire de Peyreleau

Il est 6h20 du matin lorsque la navette nous dépose à Peyreleau, petit village situé à 17 km de Millau, où dans 30 minutes sera donné le départ de cette Intégrale des Causses 2018. Nous sommes environ 600 à prendre le départ, annonce le speaker au milieu du village encore endormi, sous le regard de quelques rares – et courageux – accompagnateurs venus assister au départ des guerriers. A la question « Qui pense ne pas terminer ? », quelques dizaines de mains se lèvent. Des concurrents lucides, ou qui connaissent, et savent que la dernière côte, à 9 km de l’arrivée, est « mortelle ». Je ne bronche pas. Ne pas finir ? Plutôt crever.

Alors que le décompte retentit et que toutes les frontales s’allument, je regarde une dernière fois Thierry : sourire crispé, mais sourire quand même. Nous sommes tous les deux sur une patte et demie, mais heureux de participer à ce grand festival de trail, l’un des plus vieux de France. « Les Templiers, m’avoue-t-il, j’en entendais déjà parler quand j’étais jeune, ça me faisait rêver. » Et là, on y est. 5, 4, 3, 2, 1, GO !

Le premier matin du monde

Après 3 petits kilomètres en douceur autour de Peyreleau, la longue chenille de frontales s’étire inexorablement tandis que nous amorçons la première (et grosse) montée vers le Causse Noir. Des petits groupes se forment, et un coup d’œil en arrière me fait comprendre que Thierry n’est pas dans mon wagon. Le Boss doit gérer, alors que comme d’habitude je pars un poil trop vite… Peu à peu, les premières lueurs du jour commencent à éclairer le paysage, et c’est une claque magistrale que nous prenons tous. Dans la lumière rosée du petit matin, les immenses falaises de la vallée de la Jonte se dessinent, décor des origines du monde, où les seules empreintes humaines se résument à des villages abandonnés, figés dans le temps, que nous traversons tels des fantômes. Le spectacle est grandiose, rehaussé par un ciel sans nuages annonciateur de journée d’exception. Que tous ceux qui associent Causses et Templiers avec grisaille, froid et brouillard ravalent leur camelback de certitudes, les promesses de l’aube sont magiques.

De pierre et d’os

Une fois sur le plateau, nous avançons par petits groupes vers le ravitaillement du 21e kilomètre, traversant des forêts de pins, de chênes, croisant des fermes en ruines (mais que fait Stéphane Plaza!!!), puis slalomant entre les rochers sculptés par l’érosion, pénitents de pierre montant la garde, face à la vallée perdue sous les nuages, comme pour mieux défendre ces territoires sauvages et magnifiques à la fois. Tout au fond émerge le viaduc de Millau, si loin de nous, mais dont il faudra bien se rapprocher un jour pour rallier la ligne d’arrivée… Un petit crochet à gauche, une descente, et nous passons sous une arche naturelle, juste pour le fun, avant de retrouver le sentier principal. Je me régale tellement des paysages que mon cerveau ne capte aucun signe de douleur, absorbé par des messages plus positifs. Sans être exceptionnelle, mon allure est correcte, aux alentours des 10 km/h, légèrement supérieure à mes prévisions théoriques. Mais je ne suis pas dupe, le plus dur reste à venir…

© D.R – Qui dit Causse dit pierres. Qui dit pierres dit arche naturelle. Qui dit arche naturelle dit passage obligatoire pour les traileurs.

12 milliards de crampes au cm2

C’est après la longue descente vers La Roque Sainte-Marguerite, point de ravitaillement en eau bienvenu, que les choses se gâtent brutalement. Alors que je demande à un spectateur où est le prochain ravito en solide (il est 11 heures et quelque, je commence à avoir la dalle), celui-ci se marre, me désigne une montagne et me dit : « Là, derrière ça ! » Ça, c’est 350m de dénivelé sur moins de 2 kilomètres, une punition au cours de laquelle mes quadriceps, que je n’ai pas ménagés durant la descente précédente, explosent d’un seul coup. Une crampe fulgurante à droite. Je soulage sur la jambe gauche, qui se tétanise à son tour. Puis les mollets. Puis la plante des pieds. Et les adducteurs. Alouette… Aïe aïe aïe. Je suis figé dans la montée, incapable de bouger, le souffle coupé par la douleur. Des concurrents me doublent, qui m’encouragent gentiment. « Allez, ça va passer ! » Ben qu’est-ce que je fais, à ton avis ? J’attends que ça passe, justement ! Je tente des étirements, je sors mon roll-on « articulations et muscles » et me masse copieusement les jambes, toujours arrêté sur le bord du chemin. Les minutes s’écoulent, je tente un premier appui sur la jambe droite, tout petit pas dans la montée, « pas de moineau », comme certains disent… Ça tire, mais c’est tolérable. Jambe gauche, pareil.

Alors je remets ça, et je reprends la montée, à une vitesse telle qu’un escargot en rodage me laisserait sur place. Soudain, l’horizon s’éclaircit, la fin du calvaire s’annonce, replat salvateur pour filer vers le ravito du 36e kilomètre. J’accélère un peu le pas, reprends un rythme de marche rapide, mais ne peux toujours pas courir, de peur de voir resurgir les crampes. Et c’est en mode randonnée que je rejoins la salle où nous attendent des plateaux chargés de victuailles les plus diverses, sucré, salé, chaud, froid, un véritable banquet made in Aveyron. Je me contente d’une soupe chaude et de longues gorgées de St-Yorre, espérant refaire le plein de sels et minéraux pour me remettre d’aplomb. A mon côté, assis sur un banc, un jeune m’annonce qu’il va abandonner, vide de toute énergie. Je lui conseille de souffler, manger, boire, et le rassure : « On est tous à bout de force, mec. Alors tu vas faire comme nous, tu vas continuer ! » Et il repartira… De mon pote Thierry, en revanche, aucune nouvelle. J’ai appris grâce au service de tracking par SMS qu’il avait pointé 20 minutes après moi au KM 21, mais depuis plus rien. Je n’aime pas trop ça. Logiquement, nous aurions dû nous tenir en 10 minutes maxi… Inutile de l’attendre, alors je repars, le mors aux dents.

© D.R – Au royaume des mousses, je tente de tenir la barre et de ne pas couler.

Putain de marathon…

Je pense que personne n’avait prévu qu’il ferait aussi chaud ce jour-là. Avec un thermomètre affichant 22°, contre habituellement une quinzaine en cette saison, et un soleil qui cogne sévère, il fait vite soif, très soif. Sauf qu’entre le ravito du 36 et celui du 53e kilomètre, situé à Massebiau, il y a 17 bornes de montées et descentes terriblement éprouvantes pour l’organisme, sans une seule goutte pour faire le plein. Je scrute les kilomètres qui passent, souris une fois la barrière des 42,195 km passée (et hop, un marathon dans la poche, un, plus qu’un semi et c’est l’arrivée !), m’accroche comme je peux, tantôt marchant, tantôt trottinant dans ces forêts moussues, vertes et généreuses, les jambes toujours aussi douloureuses. Bizarrement, alors que ma vitesse de croisière ferait hurler de rire un Kilian Jornet unijambiste, peu de concurrents me dépassent. Je m’imagine parmi les derniers, le « fermeur » aperçu au départ avec sa pancarte pas loin derrière, prêt à m’accompagner jusqu’au bout (car il n’y a pas de barrière horaire). Dans ces moments difficiles, chaque mètre semble en mesurer 5, chaque kilomètre, 10… Un coup d’œil sur mon appli, 42 km 980 de parcourus. Merde ! Même pas 43, alors que j’ai l’impression d’avoir franchi la barrière du marathon il y a une demi-heure au moins. C’est mon appli qui déconne ? Je vérifie 5 minutes plus tard. Non, c’est moi qui rame, définitivement. 44, 45, 46, chaque kilomètre gagné est une victoire, et je ressasse mes soustractions : 53 – 44 = 9 ; 53 – 45 = 8 ; 53 – 46 = 7… Car mon objectif n’est plus l’arrivée, mais le prochain ravito. Le reste attendra…

Massebiau, au bout de la soif

J’atteins enfin le 48e kilomètre, début de la longue descente vers le ravito de Massebiau. J’avale un gel « Coup de fouet » (aïe, oh oui, encore !), bois ma dernière gorgée de St-Yorre pour rincer le goût hyper-sucré et la texture collante du gel, et emboîte le pas d’un traileur visiblement aussi atteint que moi. Il connaît bien le parcours et, au tout petit trot, me sert de lièvre boiteux en me montrant au passage où mettre – et ne pas mettre – les pieds. Le single serpente en fond de vallée, et nous nous retrouvons bientôt dans le lit plus ou moins asséché d’un torrent, à quelques hectomètres du village. C’est boueux, ça glisse, une vraie patinoire, mais l’humidité ambiante rafraîchit l’atmosphère et nos corps, fatigués. Soudain, nous débouchons sur une route, puis un pont, et enfin le village de Massebiau. Des applaudissements, et la présence de notre suiveuse Jeannie et de sa chienne Lumia me redonne immédiatement le sourire. L’une me saute dessus (la chienne), l’autre me donne des nouvelles de Thierry. Il est passé 30 minutes après moi au KM 31 et râlait qu’il avait mal partout. Jusque-là, rien d’inquiétant, il se plaint tout le temps ! (Vengeance personnelle.) Je rassure Jeannie et l’informe qu’au rythme auquel je viens de parcourir les 15 derniers kilomètres, il a dû reprendre du temps et ne doit pas être très loin derrière, avant… de me jeter sur un des jets d’eau du ravito en question.

J’avais mal lu le profil de la course, je pensais m’envoyer un bon cola et de l’eau à bulles, mais ce sera eau plate (mais potable) au tuyau. Tout autour de moi, des corps sont allongés dans l’herbe, des gens soufflent, reprennent leurs esprits, s’aspergent d’eau, s’hydratent copieusement. Et prennent leur temps, car le gros morceau est pour maintenant : THE côte qui tue, 700 mètres de dénivelé sur 3 kilomètres pour atteindre le (vrai) ravitaillement en solide de La Cade, au km 56. Ceux qui connaissent la montée font la gueule, et ceux qui ne la connaissent pas aussi, forcément. Je me masse une dernière fois les jambes, fais le plein de flotte et pars au bagne avec deux collègues, laissant Jeannie et Lumia attendre que « Monsieur Thierry le Râleur » veuille bien pointer ses baskets.

© D.R – Un resto plein de charme en plein milieu d’un trail ? Non, un simple ravito « authentique »…

29 minutes pour un kilomètre !

Allez, je vais être franc : je m’attendais à pire. Non pas que j’ai retrouvé des jambes de feu, mais je m’étais tellement préparé à souffrir que j’ai été agréablement surpris. Certes, la montée est raide, très raide même parfois, mais à mon rythme de retraité arthritique, elle passe crème. Un pied devant l’autre, évitant les grosses marches pour épargner les quadriceps, je grimpe inexorablement, tel un escargot déterminé à aller chercher sa salade en haut de la colline.

Bref, j’occupe mon esprit, pour que mon corps ne puisse pas la ramener. Et ça marche. J’en arrive même à encourager ceux que je double, au bord du vertige pour les uns, de l’épuisement pour les autres. « Allez mon gars, t’y es presque, et après, ça descend tout seul ! » Bon, quand j’analyserai mon chrono sur le kilomètre 54, le soir venu, je verrai tout de même que j’ai mis… 29 minutes pour avaler ce kilomètre. Du 2km/h. Mon SKT, pour Slowest Known Time, mon chrono le plus lent jamais enregistré ! En attendant, c’est avec une banane de winner que je passe au ravito de La Cade, une bâtisse traditionnelle superbement voûtée, engloutis un morceau de… banane justement, et avale deux verres de St-Yorre (j’avoue, c’est grâce à eux que nous avons obtenu nos dossards, et comme je suis fair play, j’ai carburé à leur eau, que j’ai parfaitement assimilée d’ailleurs). Plus que 6 kilomètres, dont 3 de descente abrupte : c’est du velours.

© D.R – Et une médaille de finisher qui sent bon l’UTMB 2019 ! Même si à cet instant précis, courir 2 kilomètres de plus relève de la fiction.

T’as le bonjour du hibou

Alors que je passe au point de vue qui domine Millau et la vallée du Tarn, avec le viaduc à l’horizon, un SMS de Jeannie m’apprend… que Thierry abandonne. Pas plus d’explications, un simple « Il souffre trop ». P’t’ête bien qu’il râlait pour quelque chose, finalement, le Boss. Décidément, on est pas prêts de finir main dans la main, comme François D’Haene et Benoît Girondel le feront quelques heures plus tard à 11 000 kilomètres de là, au Grand Raid de l’Île de la Réunion, plus connu sous le nom de Diagonale des Fous. J’attaque l’ultime descente en m’accrochant aux branches – littéralement – sur un étroit chemin forestier raide comme c’est pas permis et rendu glissant par les grosses pluies des jours précédents. Un vrai tobogan ultra casse-gueule dans lequel je me fais doubler par des ovnis qui doivent tous avoir leur brevet de funambulisme pour dévaler des pentes à cette vitesse. Et puis, au milieu de la descente, le tracé fait un petit crochet pour envoyer les coureurs traverser la fameuse Grotte du Hibou, une galerie d’une cinquantaine de mètres creusée dans la roche, avant de reprendre le tobogan.

Un dernier bénévole attend en bas de la pente pour me rassurer : « Encore 30 mètres comme ça et après c’est une piste tranquille sur 1 kilomètre. » Ça sent la médaille, la bière, le roquefort, l’aligot, tout ce que vous voudrez, mais ça sent bon. Je retrouve miraculeusement mes jambes (ah les mystères du corps humain…) et m’envoie un dernier kilomètre à 10 à l’heure, doublant au passage quelques concurrents épuisés et médusés par ma vitesse, pour franchir la ligne à une très très inattendue… 183e place. Ben mince alors, mais ils ont fait quoi, les 400 autres, pour être derrière moi ? Ils y sont allés à reculons ? J’en reste un temps perplexe, avant d’enfiler ma veste de finisher (merci Kalenji) et de savourer mes 4 petits points UTMB. Non non non, le grand challenge CCC 2019 n’est pas mort !

Quelque temps plus tard…

Cela fait bientôt une heure que je suis assis sur le bord de la route, contemplant le coucher de soleil sur le viaduc de Millau en attendant le véhicule de Jeannie, partie chercher Thierry. Avec une cheville douloureuse dès le 36e kilomètre, le Boss a dû s’arracher pour rejoindre par ses propres moyens le ravito de Massebiau, au 53e, avant d’abandonner. « J’ai chialé, je ne pouvais plus poser le pied à terre, je ne sais pas ce que j’ai, fais chier, j’ai mal, j’en peux plus… » sont les quelques mots d’explication qu’il me donnera lorsqu’enfin la voiture viendra me cueillir pour nous ramener à l’hôtel. Une douche et un resto plus tard, le sourire de Thierry, légèrement crispé, reviendra. Et 2 jours après, en plein dimanche de récupération, son SMS me rassurera pleinement : « La prochaine échéance c’est quoi ?? » Sacré Boss…

Remerciements à l’organisation du Festival des Templiers pour son accueil au Domaine Saint-Estève, à St-Yorre pour nous avoir permis de courir cette Intégrale des Causses 2018, et à Anne Gery, d’InfoCîmes, pour avoir parfaitement orchestré tout cela. Sans oublier Jeannie pour son suivi de course et pour avoir attendu et « récupéré » Thierry. Et la fidèle Lumia, bien entendu.